Cette nouvelle contribution de 556 pages regorge de témoignages et de documents jusque-là inédits, notamment photographiques, qui nous rendent le grand leader rifain beaucoup plus proche, en lui faisant quitter le registre de la légende qui, un siècle durant n’avait cessé de s’amplifier pour devenir l’icône et même l’étoile brillante de référence ayant guidé les premiers pas de pratiquement tous les mouvements de libération nationale à travers le monde. L’historienne saisit aussi l’occasion pour rectifier ou tout au moins relativiser quelques affirmations que la rumeur avait fini par ériger en « vérités » mais que la consultation des archives et le recoupement des témoignages ont finalement prouvé leur manque de crédibilité.
Car Maria Rosa de Madariaga n’en est pas à son premier essai puisqu’elle a, coup sur coup, publié « L’Espagne et le Rif, chronique d’une histoire presque oubliée » (La première édition parue en 2000), « Les Marocains enrôlés par Franco…L’intervention des troupes coloniales pendant la guerre civile », (Première édition en 2002), « Le ravin du loup,…Les guerres du Maroc » (paru en 2005).
Le quatrième et dernier ouvrage peut être considéré comme le fil conducteur de l’œuvre globale de l’historienne, en ce qu’il livre à ses lecteurs comme clés d’une énigme restée longtemps mystérieuse. A savoir comment des tribus connues pour leur ombrageuse ferveur d’indépendance, coexistant dans le cadre d’un système régi par l’infernale loi de la « dette de sang », réfractaires à toute velléité de se voir imposer n’importe quelle autorité centrale, acceptent de mettre de côté leurs rivalités pour se ranger d’un coup sous la même bannière ? Non pour assouvir l’ambition mégalomane d’un féodal comme l’histoire n’en a connu malheureusement que trop, mais pour instaurer un régime « républicain » doté d’un gouvernement civil dénué de tout pouvoir spirituel, celui-ci restant l’apanage des sultans, et édifier ensuite un véritable état moderne appelé à sortir le pays de l’arriération dans laquelle il s’était enfermé depuis des siècles. Avec pour objectifs de mettre fin à l’anarchie régnante et de buter hors du territoire une armée coloniale beaucoup plus nombreuse et nettement mieux armée.
Enfin, parvenir à résister pendant plus de six ans à l’une des plus fortes coalitions militaires du début du XX è siècle, qui n’est venu à bout du soulèvement populaire rifain que par l’utilisation de gros moyens dont notamment des armes de destruction de masse.
L’occupation comme une obsession
Naître à Ajdir, face à « Hajrat Nokour » à quelques centaines de mètres de la côte, un îlot occupé en 1673, avait de quoi marquer le destin d’une famille acquise, de père en fils, à l’idée de la lutte contre l’occupation coloniale, inscrite au quotidien de ses préoccupations. Sur fond d’un sentiment national exacerbé par l’humiliante défaite de Tétouan en 1860, consécutive aux assauts répétés de la tribu d’Anjra, et ceux non moins incessants, durant tout le XIX è siècle et jusqu’au tout début du XX è, bien avant l’instauration du Protectorat, des tribus de Guel’iya qui ne cessaient de mener la vie dure aux troupes espagnoles dès qu’elles pointaient le bout du nez en dehors de Mélilia. Dans « Etudes d’histoire marocaine » Germain Ayache rappelle leur refus « Du projet de dérivation (d’un oued), bien qu’il ne les privait pas d’eau, mais alimentait une citadelle ennemie et dont la garnison limitée jusque là, faute d’eau, pourrait dans l’avenir s’accroître à volonté. En se dressant contre la tentative où le sultan, mal informé de la situation, n’y avait d’abord vu aucun mal, les Guel’iya firent preuve d’une conscience nationale située déjà à un haut niveau ». Ce ne fut d’ailleurs qu’après le décès en 1912 de leur chef, le Chérif Ameziane, qu’un calme relatif s’instaurât dans cette partie du Rif oriental, rendant dès lors envisageable le débarquement de troupes coloniales dans la baie d’Al Hoceïma. L’armée pouvait ainsi prendre en tenaille les Bni Ouriaghel, véritable sentinelle du Rif central.
Mais cette stratégie n’avait de chance de réussir qu’au prix de la mise en œuvre d’une part, d’une politique d’exacerbation des rivalités entre tribus, par l’annulation des amendes sanctionnant les vendettas qui saignaient les tribus et favorisait la rémanence voire l’extension des luttes intestines. Et d’autre part, la proposition d’une sorte de pacte de non-belligérance aux chefs de clans et de tribus, moyennant le versement en leur faveur de pensions sensées neutraliser leur ardeur au combat contre l’occupant. En raison notamment des dures conditions de vie dans la région, les principales familles d’Ajdir y compris celle d’Abdelkrim père finirent par rejoindre le camp des bénéficiaires de ces largesses et devinrent donc des « amis » de l’Espagne. Ce faisant, elles s’exposaient à la vindicte des fractions de tribus rivales promptes à dénoncer toute compromission avec l’autorité coloniale. La famille d’Abdelkrim n’en a d’ailleurs pas échappé.
Ces contradictions ont été passées au peigne fin par l’historienne montrant, avec documents et témoignages à l’appui, comment Abdelkrim, conscient des contraintes objectives et des pesanteurs d’une société tribale, s’est appliqué à renforcer en son sein un minimum de convivialité avant de pouvoir l’engager dans une action collective. Ces facteurs subjectifs ne pouvaient cependant faire l’impasse sur les évolutions inhérentes au contexte international mais au contraire tenter de les mettre à profit pour jouer des contradictions entre les forces en présence.
Le contexte international
Dans un monde dominé par les rivalités entre puissances européennes et marqué par l’apparition dans l’empire ottoman finissant du mouvement des Jeunes Turcs, l’intelligentsia de la plupart des pays musulmans ne cachait guère sa germanophilie surtout après l’entrée en guerre de la Turquie aux côtés de l’Allemagne en 1914. La famille d’Abdelkrim qui était sur la même longueur d’onde s’était d’ailleurs vu reprocher cette double sympathie, alors que sur le terrain, les coups de mains contre les garnisons militaires espagnoles et françaises se multipliaient. C’est donc bien dans le but de faire pression sur le père, que Mohamed Ben Abdelkrim fut emprisonné le 7 septembre 1915 et gardé en otage jusqu’au début août 1916.
Si, avec la défaite allemande, s’évanouissaient les derniers espoirs de voir les deux puissances coloniales quitter le Maroc, la famille Abdelkrim n’a eu, dès lors, de cesse de profiter des contradictions entre la France et l’Espagne, en appelant cette dernière à jouer le rôle attendu d’elle dans le développement et la modernisation du Rif, dans le respect de l’indépendance du Maroc. Il était alors clairement admis que la France, qui assujettissait déjà une bonne partie du Maroc, en plus de l’Algérie et de la Tunisie, constituait bien l’ennemi principal.
Ce n’est qu’après avoir reçu une fin de non-recevoir des autorités de Mélilia pour lesquelles l’occupation militaire du territoire figurait à l’ordre du jour et décrédibilisait du coup le discours de la main tendue tenu par Abdelkrim père et fils, que fut prise la décision d’engager la lutte armée.
L’itinéraire du combattant
L’ouvrage qui abonde de données exhaustives sur les « amis » de l’Espagne ainsi que sur les montants des pensions qui leur étaient versées, retrace sans complaisance l’itinéraire de Mohamed Abdelkrim, journaliste au « Telegrama del Rif », puis tour à tour enseignant, interprète et enfin nommé cadi en 1913. « Ami » puis « ennemi » détenu en otage en 1915, libéré un an plus tard, il sera renommé cadi en 1917, et finalement désertera ses fonctions en décembre 1918 pour se replier sur Ajdir avant de rejoindre au printemps 1920 la « harka » de Tafersit pour devenir le chef incontesté du soulèvement rifain.
Les nombreux témoignages attestent comment, après la bataille d’Abarran, Abdelkrim prit les choses en mains en transformant les effectifs de la harka en unités de combat régulières. L’attaque de la garnison d’Iguerriben qu’il assiégea en la coupant de tous ses points d’eau jusqu’à la reddition totale provoqua, au sein de l’armée coloniale, un véritable sauve-qui-peut à tel point que la prise d’Annoual et des positions militaires intermédiaires eut lieu sans pratiquement livrer combat. Et ce, jusqu’aux abords immédiats de Mélilia. Le rapport Picasso du nom du général chargé de mener l’enquête sur les causes de la débâcle d’Annoual fait état d’informations de la « Comandancia de Mélilia » précisant que l’objectif déclaré d’Abdelkrim était de « construire un état » tel qu’annoncé lors d’un rassemblement populaire à Souk Larbaa des Bni Ouriaghel dans un enthousiasme « indescriptible ». Car, issu d’un milieu intellectuel et entouré de fortes personnalités, Abdelkrim qui inspirait respect et considération savait aussi s’adresser aux masses pour les mobiliser contre l’occupant, sans tomber dans la xénophobie.
C’est par souci de rendre justice à Abdelkrim que l’historienne, se fondant sur plusieurs témoignages, lave ce dernier de toute responsabilité dans les massacres de prisonniers et de civils à Nador, Sélouan et Jbel Arroui, attribuant ceux-ci à des membres des tribus Guel’iya ou Oulad Settout et Bni Bouyahi. Ces bavures furent à l’origine d’une accélération de la reprise en mains au plan militaire. Au plan politique, la légitimation de son pouvoir sera officialisée le 1 février 1922, avec la proclamation par onze notables du Rif de sa qualité d’« émir du Rif ». Dorénavant, le combat d’Abdelkrim, « dépassant les limites de l’appartenance tribale, s’inscrira dans le cadre de son appartenance à une nation, le Maroc, dans la perspective d’unification de toute la Oumma ».
Abdelkrim et le Makhzen
Mohamed Ben Abdelkrim El Khattabi appartenait à une lignée dont la loyauté envers les sultans n’avait jamais failli : Son père qui fut nommé cadi par Moulay Hassan, puis confirmé successivement par Moulay Abdelaziz et Moulay Hfid avait toujours déclaré son hostilité à l’imposteur Bou Hmara. Plus tard la mise hors d’état de nuire du «Chérif » mais avant tout bandit Raïssouni par Abdelkrim fils s’inscrira dans la même droite ligne.
Si pour les tribus rifaines, l’autorité spirituelle du sultan en tant que «Amir al Mouminine » allait de soi, elles jouissaient par contre d’une très large autonomie politique et administrative au niveau local. Bien que la signature du traité du Protectorat par Moulay Hfid, sa déposition et l’intronisation de Moulay Youssef eussent profondément choqué la société marocaine, le sultan continuait de jouir d’un relatif prestige, « étant considéré plus comme otage des autorités coloniales plutôt que leur complice ».
Maria Rosa de Madariaga rappelle que dès les premiers assauts de la résistance, Abdelkrim dépêcha deux émissaires à Fès pour remettre au sultan une résolution signée par les chefs de tribus réfutant le Protectorat espagnol et récusant le Khalifat de Tétouan. Dans deux proclamations rendues publiques à Tanger, dont la première, le jour même de la déroute d’Annoual le 22/23 juillet 1921, la résistance implorait l’aide de Moulay Youssef en tant que Amir Al Mouminin. L’appel enjoignait à tous les Marocains de se soulever aussi bien contre l’Espagne que contre la France, car «Notre patrie, le Maroc, ne forme-t-elle pas un seul et même territoire ?». Le même appel stigmatisait les chefs des confréries religieuses manipulés par les autorités françaises dans le but de réduire la portée du pouvoir spirituel du sultan.
Malgré l’envoi à Fès, à plusieurs reprises, d’émissaires pour témoigner de l’allégeance des tribus rifaines, ces initiatives restèrent sans lendemain, tandis que s’amplifiait la rumeur selon laquelle Abdelkrim se prendrait pour un sultan. Dans un rapport de décembre 1924 destiné au président Herriot, Lyautey allait encore plus loin en affirmant que : « Abdelkrim est considéré ouvertement comme le seul et unique sultan du Maroc depuis Abdelaziz, vu que Moulay Hafid a vendu le pays à la France par le traité du Protectorat et que Moulay Youssef est seulement un fantoche entre mes mains ». Bien que Abdelkrim ne se soit jamais proclamé en tant que tel ! Déjà en 1909 le Chérif Améziane était lui aussi considéré, malgré lui, par les tribus rifaines comme sultan dans la mesure où il dirigeait le mouvement de lutte contre la pénétration coloniale.
En faisant la sourde oreille, Moulay Youssef ternissait son image au point qu’en janvier 1925, le chef rifain devait ouvertement déclarer au journaliste américain Vincent Sheean : « Nous ne reconnaissons pas la souveraineté de Moulay Youssef, (…) C’est certes un sultan marocain mais entre les mains du maréchal Lyautey comme une « marionnette ». Le Rif ne saurait accepter un sultan prisonnier des Français. »
Dans une correspondance datée d’août 1925 adressée aux Oulémas et notamment au fqih Sidi Ahmed Azzouak, cadi de Tétouan, Abdelkrim incriminait nommément l’entourage de Moulay Youssef. Il avouait avoir fait remettre à huit reprises des missives à Moulay Youssef, c’est-à-dire après chaque fait d’armes, sans avoir jamais reçu la moindre réponse.Sauf que, par lettre du 25 juin 1925 adressée à ses sujets fassis, Moulay Youssef devait condamner formellement « l’agitateur rifain » rendu coupable de semer l’anarchie dans le pays.
Abdelkrim et le Mouvement national
L’exil d’Abdelkrim consécutif à la défaite rifaine se produisit après le départ du maréchal Lyautey et un an avant l’intronisation du jeune sultan Mohamed V. L’engagement de troupes rifaines dans la guerre civile d’Espagne puis le déclenchement de la seconde guerre mondiale, ne laissèrent pas Abdelkrim indifférent. Depuis son exil, il condamna l’enrôlement de soldats rifains au sein des « Regulares » cette force supplétive de la Légion Etrangère espagnole qu’il avait lui-même combattue. Par contre il se rangea sans ambiguïté du côté du général de Gaulle contre le maréchal Pétain qu’il avait lui aussi combattu en 1925/1926.
La proclamation du Manifeste de l’Indépendance, le 11 janvier 1944, la victoire des Alliés en mai 1945 et l’hommage rendu par le général de Gaule au sultan Mohamed V fait compagnon de la Libération, allaient changer pour un temps la donne au Maroc. C’est donc dans ce nouveau contexte qu’intervient le discours historique de Mohamed V à Tanger le 9 avril 1947 à quelques jours seulement du débarquement d’Abdelkrim à Port Saïd sur le chemin de son transfert d’exil de la Réunion vers la France, le 31 mai 1947. Ce jour-là, le chef rifain faussa compagnie à son escorte pour se réfugier définitivement au Caire qu’il ne quittera jamais plus.
Ce retour d’exil entrait-il dans la nouvelle stratégie française vis-à-vis du pouvoir franquiste bien en vue par le régime déchu de Vichy ou s’agissait-il seulement d’endiguer l’activisme jugé excessif du Palais ? Accueilli comme un véritable homme d’état à chacune de ses escales le ramenant d’exil, Abdelkrim déclara dès sa première conférence de presse à Suez : « Mes vœux pour le Maroc, comme chacun sait, se résument en deux mots : la liberté et l’indépendance ». Il devait ajouter : «J’ai lu le dernier discours de Sa Majesté le Roi (…) et j’ai été surpris par son audace (…) » puis en écho au discours royal : « Le Maroc désire adhérer à la Ligue Arabe dans laquelle Maghrébins et Arabes placent tous leurs espoirs ». Et de conclure : « Les Maghrébins en particulier et les Arabes en général sont de tout cœur avec la Palestine arabe, laquelle doit nécessairement demeurer un territoire arabe ».
Ces prises de position à plus de soixante ans d’intervalle résonnent avec une grande acuité : comme le confirment le blocage de la construction du Maghreb et la poursuite de l’occupation israélienne de la Palestine. Le 5 janvier 1948 fut annoncée officiellement la création du Comité de Libération du Maghreb Arabe avec Abdelkrim comme président, son frère M’hamed vice-président et Habib Bourguiba secrétaire, avec la participation des partis suivants :Le Parti libéral destourien et le Parti du Néo-Destour pour la Tunisie, Le Parti du Peuple Algérien pour l’Algérie, et pour le Maroc : le Parti de l’Unité Marocaine (Mekki Naciri), le Parti de la Réforme Nationale (A. Torrès), le P.D.I. (Bel Hassan Ouazzani), le P.I. (Allal El Fassi). Le pluralisme politique consacre déjà la réalité du Maroc malgré l’absence notoire du P.C.M. pourtant refondé en tant que parti national en 1943.
Des divergences dans la vision stratégique de chaque partie prenante réduisirent les ambitions du Comité. Pour Abdelkrim, les partis membres du Comité poursuivaient chacun sa voie nationale étroite, sans soucis d’une coordination d’ensemble. Par ailleurs, les rapports du Cheikh Mekki Naciri (dont le parti était essentiellement présent à Tanger) et A. Torrès (à Tétouan) pour le moins cordiaux avec le franquisme durant la guerre civile d’Espagne avaient de quoi rebuter le chef rifain. D’autant que la bonne relation Torrès – El Fassi et surtout la nomination du nouveau Haut Commissaire de la zone Nord le général Garcia Valiño mieux disposé à une bonne entente avec ces partis ne pouvaient qu’alimenter la méfiance envers le P.I. dont il craignait la tentation hégémoniste.
En Egypte, le renversement du roi Farouk et la proclamation de la république en juillet 1952 puis la déposition, le 20 août 1953, de Mohamed V dont la proximité avec le P.I. indisposait Abdelkrim, allaient pousser ce dernier à envisager le dépassement de la personne du roi pour insister sur la revendication première de l’évacuation militaire de toute l’Afrique du Nord comme base de tout règlement politique.Abdelkrim pensait-il que la monarchie avait fait son temps ou a-t-il sous-estimé à la fois la combativité de la résistance et la grande popularité de Mohamed V ?
Toujours est-il qu’après le retour d’exil de ce dernier, la guerre d’Ifni et du Sahara en 1957/58 qui s’est achevée par l’intervention des armées française et espagnole, coalisées au sein de «l’opération écouvillon», et le démantèlement consécutif de l’A.L.N. du Sud ont pu confirmer le chef rifain dans son jugement quant à la fragilité du processus de négociation par petits pas initié à Aix-les-bains.
Dans son livre de mémoires publié en 2008, quelques mois avant son décès, l’ancien ministre des affaires étrangères et premier ministre Abdelatif Filali devait confirmer l’intuition d’Abdelkrim quant aux faux-pas commis lors de ces négociations.
Avec une grande intelligence, Mohamed V n’hésita pas à rencontrer Abdelkrim au Caire en janvier 1960 par deux fois pour lui demander de se joindre à l’œuvre nationale d’édification du Maroc indépendant. Malgré son ardent désir de retrouver son sol natal, Abdelkrim maintint sa réserve, estimant que l’indépendance demeurait incomplète sans l’évacuation totale des troupes étrangères. Celle-ci ne sera d’ailleurs réalisée que quelques mois après sa disparition le 6 février 1963. Quant à la présence des bases américaines, elles furent définitivement fermées au milieu des années 60.
Abdelkrim, entre tradition et modernité
Le livre procède à une radiographie de l’entourage d’Abdelkrim, ses proches et les nombreux intermédiaires, journalistes, hommes d’affaires attirés par les richesses minières réelles ou supposées du Rif, pas toujours désintéressés mais qui constituaient un maillon indispensable de la communication extérieure. Les articles d’Abdelkrim le journaliste, ses interviews dans le maquis témoignent de la hauteur de vue d’un esprit hors pair pour son époque. Grand stratège militaire, Abdelkrim était aussi un galvaniseur de foules et un grand communicateur qui a su prendre appui sur les opinions publiques de ses adversaires pour les avoir de son côté. Une innovation qui viendra enrichir la panoplie des armes de lutte des mouvements de libération nationale.
Les milieux colonialistes qui s’acharnaient à dépeindre Abdelkrim, comme un chef rebelle fanatisé, travestissaient consciemment la réalité. Dans un article du 26 juillet 1911 publié par « El Telegrama del Rif », rapporté par Germain Ayache dans « Les origines de la guerre du Rif » et cité par MRM, Abdelkrim, expliquait déjà que : « maintenant, nous sommes à l’âge des lumières et de la civilisation. Jadis, les relations entre les hommes étaient réglées par le fanatisme religieux, cependant qu’aujourd’hui, la politique est une chose, la religion en est une autre ». Dans le même article il reprochait à la France d’avoir un double langage en se présentant comme le défenseur des Musulmans et de l’Islam alors qu’en réalité elle favorisait la prolifération des confréries religieuses pour mieux contrôler les croyants et les écarter des idéaux de liberté et de progrès.
De son côté, dans « Le Maroc de Lyautey à Mohamed V », Daniel Rivet faisait observer que : « En s’appuyant sur les détenteurs d’un savoir-faire en modernité contre les « Chorfas », l’émir accompagne une révolution silencieuse dans la société rifaine. Il supprime les conseils oligarchiques de tribus (agrao) et introduit avec le téléphone et la piste le Makhzen partout», le Makhzen étant entendu ici comme l’Etat et ses services publics. Le même auteur rapporte la confidence livrée par Abdelkrim à Robert Montagne, intervenant en tant qu’expert lors de sa reddition, selon laquelle son échec était dû à l’action contre-révolutionnaire des « Chorfas » et des Marabouts, tout en reconnaissant fort lucidement d’être venu trop tôt au Maroc. D’une famille de lettrés et formé lui-même à la Quaraouiyene, Abdelkrim a côtoyé à Mélilia un univers cosmopolite très ouvert sur le monde extérieur que ses diverses responsabilités professionnelles lui ont permis de mieux cerner.
Il est vrai que Abdelkrim tout comme son frère M’hamed était bigame. Il se maria en première noce à 34 ans, puis une seconde fois à quelques mois d’intervalle, la tradition voulant que l’alliance entre clans et fractions tribales fût souvent scellée par le mariage. Maria Rosa de Madariaga a pris la bonne initiative de publier une photo de la première épouse Taïmount Boujibar, qui était également la sœur de l’un de ses plus proches compagnons d’armes, datant de l’exil, où elle apparaît toute svelte, dans sa tenue traditionnelle, portant une coiffe laissant apparaître une chevelure abondante. Des prisonniers racontent ses visites régulières aux prisonnières à Aït Kamra où elle se déplaçait en toute liberté, sans voile de quelque sorte que ce soit. Elle intervenait souvent ainsi que la mère d’Abdelkrim pour améliorer le quotidien des prisonniers. On est bien loin du burqua que d’aucuns agitent du côté de la Tour Eifel dans de sordides calculs politiciens !
En tant que père, il veilla à l’éducation de ses enfants et plus particulièrement des filles qui furent toutes bachelières avec une bonne connaissance du Français ou de l’Anglais. L’une de ses plus profondes blessures durant ces vingt et un ans d’exil à la Réunion était de ne pouvoir offrir à ses filles la possibilité de fonder un foyer comme toutes les filles de leur âge.
Maria Rosa de Madariaga rappelle comment Abdelkrim, qui avait une profonde vénération pour sa mère décédée à la Réunion seize ans avant son départ de l’île, a tenu à rapatrier avec lui le cercueil contenant les restes mortuaires de sa mère dont il ne pouvait envisager l’abandon sur l’île. Quel ne fut son déchirement lorsque, contraint de quitter subitement le navire à Port Saïd, il dut y abandonner le cercueil, alors qu’il tenait tellement à lui offrir sa dernière sépulture sur le sol natal ! Les autorités françaises finiront par l’enterrer à Safi, loin d’Ajdir, pour bien signifier que la fin du bannissement d’Abdelkrim n’était pas négociable.
Quarante sept ans après sa mort, la dépouille d’Abdelkrim repose au Caire dans le carré réservé aux héros du monde arabe, mais toujours loin de sa terre natale. Comme quoi le bannissement n’est pas prêt de prendre fin …
Mourad Akalay